Pour une présentation pédagogique et simplifiée de la vie et de l'oeuvre du grand théologien protestant et suisse que fut Karl Barth, on peut distinguer trois périodes ou trois thèmes. Un premier regard, même réducteur, ne devrait pas voiler l'ensemble impressionnant, prédication et enseignement, engagement et exhortations, qui a marqué le dernier siècle. Les trois moments importants sont donc d'abord le retour à l'Ecriture, ensuite la résistance spirituelle, enfin la réconciliation ecclésiale.
Principalement à l'Epître aux Romains; déjà avec St-Augustin puis avec Luther, les réformes importantes de l'Eglise avaient commencé par une redécouverte du message central: Le salut par le foi. Le pasteur Pierre Maury, qui fit connaître Barth en France dans les années trente, le définissait comme " le théologien le plus moderne de la grâce ". Il est vrai qu'au début du siècle le protestantisme s'était investi dans la morale, la culture, voire le patriotisme. Devant la montée des périls, la prédication de l'Evangile, parole de Dieu et parole humaine, doit être critique, exigeante, en même temps que libératrice des conformismes et des peurs. Le pasteur Barth, dans ses premières paroisses, alémanique de Genève, puis en Argovie, cherche remède à " la détresse de la prédication " : que " le juste vive par la foi ", rend possible une parole actuelle de délivrance et de liberté. Barth sera ensuite successivement professeur de théologie, à Gôttingen, Munster, puis Bonn, en Allemagne. Or, aux élections de 1933, 75% des protestants ont apporté leur caution au programme du Führer. A l'initiative d'une minorité, l'église confessante allemande se réunit à Barmen pour un synode exceptionnel. Seconde étape, et décisive pour notre théologien.
A ce nouveau paganisme, culte de la race et antisémitisme, s'impose. La déclaration de Barmen, avec les grandes figures de Martin Niemöller, officier de marine, et de Dietrich Bonhöeffer, futur martyr, affirme que le chrétien doit obéir à son Seigneur et non à l'Eglise officielle du grand reich allemand. " Qui veut chanter les psaumes doit à tout prix prendre la défense des Juifs ". Barth refuse à tout prix de prêter serment d'allégeance à Hitler et doit rentrer à Bâle. De là, il poursuivra pendant cinq ans un ministère de prédicateur et d'enseignant, encourageant la résistance, notamment pour les protestants de France : " La guerre doit continuer spirituellement ", selon le thème des lettres pastorales recueillies dans " Une voix suisse ". Barth a mis en chantier la rédaction systématique de ses cours, et paraissent au long de trois décennies, les vingt-six volumes de cette " Dogmatique ", traduite en français d'ailleurs. A regarder ce chantier, d'ailleurs inachevé, on a parlé d'un " bâtisseur de cathédrale ". Il est vrai que Barth y déploie les audaces d'une pensée construite qui organise la théologie chrétienne autour de sa propre construction " selon les Ecritures " et pour une prédication actuelle et de circonstance. Aussi paraissent en même temps que la " Dogmatique ", des écrits plus restreints, les commentaires du Credo apostolique, du Catéchisme de Calvin, les conférences sur la " Réalité de l'homme nouveau ", l'accessible et merveilleuse " Introduction à la théologie évangélique " (Labor & Fides, 1962, 150 pages).
Pendant ce temps, l'Allemagne nazie s'est effondrée, mais une partie de l'Europe a été rapidement mise sous le joug d'une autre puissance, et les partis communistes aux ordres de Staline soumettent les " Démocraties populaires " et leurs Eglises à un rude régime de surveillance et de persécution. Barth reprend ou continue le combat, après celui du retour à l'Ecriture puis celui de la résistance spirituelle, c'est à la Réconciliation des peuples que le théologien va se consacrer.
Dès 1945, Karl Barth a eu à cœur de contribuer a la guérison de l'Allemagne, à son rétablissement après une telle épreuve païenne et barbare, et il a largement contribué à la réflexion des Synodes sur les responsabilités chrétiennes, notamment en ce qui concerne la Shoa. Dans le même temps, il alerte le Conseil œcuménique sur la vocation d'Israël comme élément essentiel dans la recherche de l'unité chrétienne. Il est en cela très en avance sur des réflexions et des engagements encore très récents, comme dans le catholicisme.
Mais d'autre part, Barth veille à garder le contact avec les Eglises des pays de l'Est. Sa " lettre à un pasteur de la République démocratique allemande ", en 1959, appelle à la résistance et au courage, sans condamner il est vrai de manière radicale le communisme marxiste,mais en désignant comme ennemi de l'Evangile " le lion qui rôde à l'Est comme à l'Ouest de l'Europe ". On a pu faire à l'époque le procès d'une sorte d'indulgence barthienne, l'évolution historique montrera qu'il n'était pas tout à fait inexact de refuser l'opposition entre le paradis libéral et l'enfer soviétique. Encore que Barth eut été le premier à reconnaître qu'un jugement peut être momentanément défaillant.
Karl Barth fut ainsi, dans ce siècle de fureur et de feu, de barbarie totalitaire et d'oppression tyrannique une voix chrétienne forte : celle du prédicateur de l'Evangile et d'un enseignement théologique solide, la protestation spirituelle de la conscience et l'exhortation à la résistance, l'appel à la repentance et à la reconciliation enfin. Sans oublier cette confession du soir : " Le travail théologique sans l'amour serait une misérable escrime, un lamentable rabâchage ".
Aux trois "airs" de Barth, il faut ajouter, point d'orgue, la musique de Mozart, " comme des paroles du règne de la grâce divine telle qu'elle se révèle dans l'Evangile ".
Michel LEPLAY